L'après-euroatlantisme

S'abonner
Par Vladimir Maksimenko, chercheur de l'Institut d'études orientales relevant de l'Académie des sciences de Russie, RIA Novosti.

La symbolique de la récente rencontre des ministres des Affaires étrangères de la Russie, de la Chine et de l'Inde et la publication dans le Washington Post de l'article de Henry Kissinger "Chine: l'endiguement ne marchera pas" sont des événements qui ne sont assurément pas étrangers l'un à l'autre. Ils sont liés aussi au "déclin de l'Europe" qui pointe à l'horizon.

Sergueï Lavrov, Li Zhaoxing et Natvar Singh se sont rencontrés en Extrême-Orient russe, dans une région du Nord-Est de l'Asie stratégiquement importante du point de vue géopolitique. A Vladivostok les trois hommes ont prononcé des paroles reflétant plus ou moins une impression commune (pour l'instant seulement une impression) des participants au "triangle eurasiatique": "Nous pouvons restructurer l'ordre mondial" (Natvar Singh).

Après l'éclatement de l'URSS, superpuissance eurasiatique, toutes les administrations américaines successives s'étaient fondées sur la thèse que Zbigniew Brzejinski avait exposée plus précisément que les autres dans Le grand échiquier (1997): "Pour que les Etats-Unis puissent conserver leur primauté sur le monde, il faut qu'ils réussissent… à prévenir l'émergence d'une puissance eurasienne dominante qui viendrait s'opposer à eux". Sous Bill Clinton et George Bush junior, la "géostratégie américaine pour l'Europe" s'était au fond réduite à des efforts visant la désintégration "préventive" du "grand espace" eurasiatique. Néanmoins, le projet d'"hégémonie américaine de type nouveau" à partir de la doctrine de l'euro-atlantisme ne s'est pas réalisé.

La conception washingtonienne des guerres "préventives" et le début de son application par des interventions en Afghanistan et en Irak a pris pour l'Amérique la tournure d'une course contre la montre. En unissant à l'"axe du mal" les points stratégiques les plus importants de l'Eurasie du Sud (Mésopotamie, Plateau iranien, Péninsule coréenne) les néo-conservateurs américains ont coupé ces vecteurs géopolitiques de l'expansion américaine du territoire de deux grandes puissances (nucléaires), à savoir l'Inde et la Chine. C'était une erreur aussi capitale que le mot d'ordre de la "révolution démocratique globale" lancé par le lobby néo-conservateur.

La conception doctrinaire de l'"axe du mal" associée à l'exportation de la "révolution globale" ainsi que les tentatives maladroites pour discriminer les Etats non-nucléaires ont eu un effet contraire à celui qui avait été promis aux citoyens des Etats-Unis par l'administration américaine actuelle. Au mois de février 2005, la Corée du Nord a officiellement déclaré qu'elle disposait de l'arme nucléaire. Les principales forces socio-politiques de l'Iran font bloc autour du programme nucléaire national du pays (le fait qu'Israël, principal adversaire de l'Iran dans la région, possèdent de 75 à 200 ogives nucléaires selon les estimations, soit autant que l'Inde et le Pakistan pris ensemble, n'a pas d'autre effet que celui d'accentuer le nationalisme nucléaire des Iraniens).

L'évidence du fiasco du projet global dans sa version néo-conservatrice (américano-israélienne) incitent certains en Occident à faire accroire à l'opinion que l'"ordre mondial a pratiquement cessé d'exister" comme George Soros l'a fait dans le Standart du 20 juin 2005. D'autres, parmi lesquels Henry Kissinger, s'emploient à adopter une ligne de conduite plus constructive dans le contexte de la nouvelle époque de l'"après-euroatlantisme".

Il est malaisé de répondre à la question de savoir si l'on peut établir un parallèle entre le "non" français au référendum du 29 mai et le "krach de l'Europe" comme l'a fait Jacques Chirac. Cependant, il est évident que la politique néo-conservatrice de l'administration de George W.Bush a en dernière analyse conduit au krach de l'euro-atlantisme, une construction géopolitique érigée par les élites anglo-saxonnes au fil de plus de 60 années, depuis la création de la Charte de l'Atlantique signée le 18 août 1941 par Franklin Roosevelt et Winston Churchill.

Au mois de janvier 2002, une phrase donnant la clé du comportement adopté ces dernières années par le lobby néo-conservateur figurait dans le message du président des Etats-Unis Sur l'Etat de l'Union: "Le temps ne joue pas pour nous". Le livre de Charles A.Kupchan "La fin de l'ère américaine", publié à la même époque, avait indiqué qu'une partie de l'establishment américain était encline à faire une croix sur l'utopie d'un monde unipolaire, préconisant de préparer au plus vite l'Amérique au passage à un système multipolaire avec plusieurs centres de forces dans le cadre d'une nouvelle "grande stratégie" dont les Etats-Unis sont à la recherche depuis l'éclatement de l'Union soviétique.

Ce qui est essentiel dans ce que Henry Kissinger dit dans l'article "Chine: l'endiguement ne marchera pas", est exprimé dans la thèse suivante: "Le centre de gravité des affaires mondiales se déplace de l'Atlantique, où il s'était installé voici trois cents ans, vers l'océan Pacifique". Il y a un siècle, sur toile de fond de la guerre russo-japonaise, cette thèse avait été abordée par le géographe russe A.Voeïkov dans une brochure intitulée L'océan Pacifique deviendra-t-il la principale route commerciale du globe? (en 1890-1891, A.Voeïkov avait été le directeur scientifique d'un périple oriental de l'héritier du trône russe Nicolas Alexandrovitch).

Connu pour être l'"homme des ententes en coulisse", Henry Kissinger revient sur cette vieille question. Sa thèse concernant le déplacement du centre de gravité de la politique mondiale vers le théâtre Asie-Pacifique repose sur la conclusion de toutes les composantes de l'establishment américain selon laquelle l'ascension de la Chine en tant que grande puissance exercera une influence décisive sur l'état des relations internationales de demain.

Au-delà de cette conclusion générale et assez banale on décèle de vives contradictions. Le rapport Hongkong, la Chine et le monde présenté le 2 décembre 2004 à Hongkong par le président du Comité des relations internationales de la Chambre des représentants du Congrès américain, Henry Hyde, au cours d'un dîner organisé par la fondation Heritage, montre que la tentation de transformer Hongkong en tête de pont destinée à propager en Chine une nouvelle "révolution à couleur codée" est assez grande chez une bonne partie des politiques américains. Henry Kissinger prévient avec force que ce n'est pas là une chose à faire.

On devine dans le non-dit de l'article de Henry Kissinger une question préoccupante, encore floue pour tous: la rencontre de Vladivostok des représentants de la "troïka" eurasiatique est-elle en mesure de donner des fruits non pas symboliques, mais matériels? Dans les replis de ses pensées, l'architecte de la "détente" des années 70 est certainement conscient que c'est la réponse à cette question (et non pas les rapports entre la Chine et les Etats-Unis comme il l'écrit) qui dira si nos enfants verront ou non "un nouvel ordre mondial, compatible avec les attentes communes de paix et de progrès.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала