Ossétie du Sud: cette sale guerre

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Par Alan Tsorion, RIA Novosti
Par Alan Tsorion, RIA Novosti

TSKHINVALI (Ossétie du Sud), 12 août - RIA Novosti. ... Sept août, le soir. Après tant de tirs et une canonnade interminable, il semble que le silence possède une odeur et que l'on peut le respirer. Une inspiration profonde, et il remplit les poumons, de façon à détendre les entrailles, chiffonnées dans le poing de la guerre comme l'emballage plastique d'un paquet de cigarettes. J'aspire le calme à pleins poumons. Le silence n'est troublé que par le remue-ménage que font des souris, quelque part entre le plafond et le grenier. On a peine à croire qu'à ce moment, quelqu'un peut s'occuper de tâches quotidiennes.

Les rongeurs se consacrent à déplacer et faire rouler quelque chose en permanence, comme s'ils avaient entendu le président géorgien promettre, il y a quelques heures, de ne plus tirer sur la capitale ossète. Et s'il n'y a plus de tirs, on peut reprendre ses occupations habituelles.

Cependant, il ne nous reste que cinq minutes, à moi et mes rongeurs, pour nous consacrer à nos occupations ménagères. A 22h05, les "jeux de souris" sont terminés: Mikhaïl Saakachvili a manqué à sa parole. Les obus tombent sur la ville, les murs et les vitres tremblent. On dirait que des morceaux se détachent du ciel à chaque explosion et, emportés par les ondes de choc, qu'ils s'écrasent contre la fenêtre. Moi et quelques autres personnes descendons à toute vitesse au sous-sol d'un immeuble rue Staline (qui à présent doit déjà être rasée) dans le centre de Tskhinvali.

Tout le monde porte ce qu'il avait comme vêtements au moment du déclenchement des tirs: pantoufles, robes de chambre, culottes... Nombre d'entre nous étaient déjà couchés lorsque les obus géorgiens se sont abattus sur la ville et que toutes les ententes et les promesses s'en sont allées en eau de boudin en même temps que les fragments de maisons et de voitures bousillées.

"Ma tars, ma tars..." ("N'aie pas peur", en ossète), répète une mère essayant de calmer son fils Batradz. Le garçon, qui doit avoir huit ans, cache son visage dans les genoux de celle-ci et, frissonnant au bruit d'une nouvelle explosion, lui demande, angoissé: "Ma, et pourquoi est-ce qu'ils tirent, ne savent-ils pas que demain, c'est l'ouverture des Jeux olympiques? Pourquoi personne ne leur dit que pendant les Jeux olympiques, il est interdit de faire la guerre?".

Vers 23h00, la lumière s'éteint dans notre sous-sol, tout comme dans l'ensemble de la ville. Dans le noir absolu, les sens s'aiguisent. On commence, tel un aveugle, à discerner les moindres nuances de sons, qui se transforment tout de suite en images défilant devant nos yeux non-voyants. Là-haut, à la surface, le ciel nocturne s'éclaire l'espace une seconde, à la suite d'explosions de munitions, puis devient blanc, comme un immense négatif. Les éclats, en rasant le sol, vrombissent tels des bourdons de plomb. Les balles, elles, produisent un sifflement étrange, comme si quelqu'un se préparait à siffler, mais qu'il inhalait de l'air à la place: "fiiii! fiiii!". "Takh-takh-takh... Takh-takh-takh-takh", gronde en cadence un canon installé sur un blindé. "Iratta razma!" ("Ossètes, en avant!" en ossète), entend-on dans la rue. La voix est calme et concentrée. A côté, les pas précipités de six paires de rangers militaires sur du verre cassé et des éclats de briques et de plâtre.

"Ma tars ("n'aie pas peur"), Batradz, ma tars!", les paroles de la mère se perdent dans l'écho d'une explosion d'obus assourdissante qui vient de réduire en miettes la maison voisine. On dirait que quelqu'un a claqué de toutes ses forces une lourde porte. Des miettes de béton pleuvent du plafond du sous-sol...

Mais même les obusiers, installés tout près de nous, à Erghneti et à Nikozi, ne sont pas aussi effrayants que les salves des Grads géorgiens, situés, eux, beaucoup plus loin, à Gori. Leurs roquettes, en s'approchant de la cible, produisent un sifflement s'apparentant au son d'énormes flèches aux pointes ardentes. Les tirs ne sont pas ajustés et les toits des maisons paisibles de Tskhinvali sont ainsi assaillis de nuées de "flèches" à réaction.

Les tirs ne s'arrêtent pas. Les gens se préparent à passer la nuit au sous-sol.

... Le matin. 8 août, 5h00. Les tirs massifs d'artillerie provenant des positions géorgiennes n'ont pas cessé depuis sept heures. Mon téléphone portable n'aura bientôt presque plus de batterie. Il n'y aura donc plus aucune liaison. J'appelle la rédaction pour l'informer que je serai bientôt injoignable, car je n'ai aucune possibilité de le recharger.

La batterie de mon portable est morte vers 9h00. Il fait déjà jour à Tskhinvali. Me rappelant la grande règle - "A la guerre, c'est celui qui court vite qui survit", - je quitte la cave pour m'installer ailleurs. Je cours le long d'un mur, en rentrant la tête dans les épaules. La poussière de la route s'envole çà et là en petites fontaines, soulevée par les balles et les éclats. Des accrochages ont lieu entre les soldats d'élite géorgiens et les combattants ossètes. J'entends les cris des OMONs (police anti-émeute) ossètes: "Vas-y!!! Vite!! Une "boîte" (véhicule blindé de combat d'infanterie) est coincée rue Khetagourova".

Mes jambes plient sous le poids de mon corps mais ne sentent pas la fatigue, je tourne au coin... "DANG!!!!!" - je tombe sur le ventre, ayant reçu un coup violent sur les yeux et les oreilles. Des nuées de poussière tourbillonnent, s'approchent de mes pieds, poussées par l'explosion d'une roquette à cinq mètres de moi. Je me relève. Je cours, en recrachant le sable. De l'autre coté de la rue, quatre soldats ossètes viennent à ma rencontre, l'un d'eux est en train de recharger son fusil d'assaut, sans s'arrêter. "Clac!" - il referme la culasse noire. Le plus âgé d'entre eux ne doit pas avoir plus de 23 ans. Encore quelques pas, et je plonge dans l'entrée d'un immeuble résidentiel de quatre étages.

Dans l'obscurité de l'entrée, je vois des silhouettes masculines. Les femmes et les enfants se sont cachés au sous-sol, sous l'escalier. On entend des pleurs sourds venant d'en bas. "Combien de temps vont-ils encore continuer à nous bombarder? Rendons-nous, avant qu'ils ne nous écrasent tous. La Russie semble nous avoir oubliés!", dit une voix lasse de femme montant du sous-sol. Ici, entouré de vieillards, de femmes et d'enfants, on se sent coupable malgré soi. En ce moment, la place d'un jeune homme est à la guerre, en défense, il ne doit pas rester planqué là, parmi les vieillards et les enfants.

Une vingtaine de personnes se cachent dans ce sous-sol, et presque personne n'ose mettre le nez dehors. Seul le vieux Inal, ancien soldat de la paix ayant participé aux hostilités de 1992, se promène dans la rue en toute sérénité, devant l'entrée, alors que les tirs n'ont pas encore cessé. "On s'en fout de la guerre, l'essentiel ce sont les manoeuvres", répète le vétéran en regardant deux policiers ossètes transporter un soldat blessé à la jambe et au bras.

Le blessé a les yeux fixes ornés de long cils qui s'ouvrent et se ferment à un rythme saccadé, telles les ailes d'un papillon. Il est manifestement choqué par la douleur. Sa robe de camouflage est trouée en deux endroits, du sang écarlate coule sur sa hanche. Le soldat est mis à l'abri dans l'immeuble. Un policier trapu enlève son fusil d'assaut d'un geste familier. La crosse est entourée d'un garrot. Il défait le garrot pour le mettre sur la plaie. L'un des résidents de l'immeuble apporte du chlorure d'ammonium.

"Chaï kho, kouyj kouylykhaï na maly" ("ce n'est rien, un chien ne meurt pas de boiter", en ossète), dit le policier au soldat, qui grimace de douleur. Il frotte avec ses énormes mains d'ouvrier la poitrine du blessé et lave son visage avec de l'eau. "C'est bon, on repart", dit-il, en soutenant le blessé par l'épaule.

"D'où viens-tu, mon gars?", me demande le vieux Inal. "De Moscou, je suis journaliste", lui réponds-je. "Allons casser la croûte", lance l'ancien soldat de la paix d'une voix rauque. "La guerre c'est la guerre, mais on doit quand même manger quelque chose".

"Les Russes vont arriver aujourd'hui, ils nous donneront un coup de main", dit Inal, en allumant une tablette de méthénamine qu'il place sur un fourneau à gaz: "Qu'ils frappent sur Gori, et encore sur Tbilissi, je n'en demande pas plus".

"Les chars géorgiens sont déjà dans la ville, on aura du mal sans l'aide des Russes", affirme l'ancien soldat de la paix en buvant une gorgée de sa tasse de café.

Quant à moi, il ne me reste plus qu'à me taire. Mais notre silence est rompu par l'apparition de deux avions géorgiens Su-25. L'un d'eux, pour le plaisir, tire sur l'immeuble dans lequel nous nous cachons. Inal et moi descendons vite au sous-sol.

Et là, c'est de nouveau l'humidité et l'obscurité. La lumière ne passe que par un petit trou aménagé pour les tuyaux. Il donne sur le sud, là où les troupes géorgiennes attaquent. C'est pourquoi il est déconseillé de placer sa tête devant: des balles le traversent souvent et ricochent après avoir heurté le plafond en béton du sous-sol.

L'idée me vient qu'au cours de ma vie, somme toute assez courte, toute l'instruction que j'ai reçue de mes grands-parents, ma formation et les livres sages que l'ai lus, tout cela m'a servi en fait de préparation pour cet instant, où des obus explosent au-dessus de ma tête et qu'instinctivement, je rentre la tête dans les épaules, et qu'un gros filet de sueur descend le long de mon dos. La mort semble errer tout près de moi, elle sent l'humidité du sous-sol et la croûte attachée à ma pommette. Alors que les avions effectuent un nouveau virage, et que vous savez qu'ils tireront dès que le bourdonnement des turbines se rapprochera et deviendra encore plus mélancolique, à ce moment précis vous commencez à réaliser qu'il pourrait bien s'agir de la dernière journée de votre vie. Ce n'est pas de la peur, c'est plutôt une angoisse extrêmement forte, car vous vous rendez compte que vous n'aurez pas eu le temps de faire ou de dire certaines choses.

Cependant, tout d'un coup, les avions arrêtent leur bombardement et repartent vers le sud, vers la Géorgie. Que se passe-t-il? Au bout de quelques secondes à peine, on entend des centaines de voix crier "Rrrrrrrrrrrraaaaaaaaaaahhhhhh!!!!" Ce sont les combattants dans la rue qui saluent un convoi de troupes russes arrivé à Tskhinvali. "AAAAA!!! Vous êtes là, mes chers enfants!, hurle Inal. Ils vont voir, maintenant, nique leur mère!!!".

Je cours dans la rue et j'entends le bourdonnement des véhicules russes, ils doivent être tout près. Les militaires russes évincent les troupes géorgiennes de Tskhinvali. Un homme accourt, affolé, le regard plein d'effroi: "A l'aide! Qu'est-ce que je dois faire?!!! Je suis Géorgien, je travaillais ici, à Tskhinvali. Je suis ouvrier, où dois-je aller?", crie-t-il dans un mauvais russe. "Sauvez-vous", lui réponds-je, me rendant compte une nouvelle fois de la bassesse de la guerre, faisant souffrir avant tout les civils innocents. Il est 15h00.

A sept heures du soir, lorsque les accrochages et les explosions d'obus se sont un peu calmés, et que les rafales sont devenues plus rares, je quitte la ville de Tskhinvali, en flammes. Les troupes russes ont chassé les militaires géorgiens, mais la guerre n'est pas encore finie. Des civils sont toujours dans la ville. La capitale sud-ossète est encore sous l'emprise ferme des mains sales et tenaces de la guerre. Cette sale guerre déclenchée par surprise, sous couvert de la nuit. La guerre qui continue à faire des victimes parmi les civils. La guerre qui s'empare de l'âme humaine et l'écrase entre ses mains couvertes de sang, comme l'emballage plastique d'un paquet de cigarettes.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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