Russie: la Silicon Valley du rire

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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S'il est un domaine où l'innovation est omniprésente dans ce vaste pays qu'est la Russie, c'est l'humour.

Ce soir, je regarde Projektor Paris Hilton sur la Première chaîne. Un quatuor de comiques, emmenés par le très talentueux Ivan Urgant, décortique l’actualité, journal en main, et descend en flèche tout ce qui passe. D’abord, c’est la nouvelle loi sur la police qui en prend pour son grade. Le commentaire de l’interdiction d’utiliser un canon à eau contre les manifestants par moins de zéro degrés est à mourir de rire. « Pour une fois, les lois de la police ne contredisent pas celles de la physique ». Les allusions au manque d’honnêteté de certains flics sont claires et on est pourtant sur le « très officiel » Pervy Kanal.

En voyant mes amis rire à gorge déployée aux blagues de nos quatre rigolos, qui jouissent d’une énorme popularité, je suis à nouveau fasciné par le rire des Russes. Il existe chez ce peuple une étrange unité, une connexion presque mystique, plus manifeste que jamais dans l’humour. Cet indéfinissable lien fait que, malgré tous les problèmes, on se marre aux mêmes boutades, de Kaliningrad à Vladivostok en passant par Moscou, Kazan et Novossibirsk. Comme des amoureux qui lisent une pensée mutuelle en un clin d’œil, les voilà partis au quart de tour dans une étonnante complicité.

Si le rire était une région russe, l’hyper-populaire KVN, le Club des rigolos et des inventifs, serait sans aucun doute sa capitale. Cette compétition née dans les années 1960 regroupe des clubs d’étudiants de Russie et d’ex-URSS. Organisée autour d’un complexe système de ligues, elle continue de se rassembler les Russes presque tous les samedis pour des joutes humoristiques parfois à thème, parfois libres. L’ambiance y est légèrement officielle, et pourtant les blagues taclent régulièrement les autorités. Toutefois, on ne gagne pas ici en étant irrévérencieux et provocateur: ça ne fait pas forcément rire, tout simplement.

A l'heure où la Russie mise sur la modernisation du pays et cherche à mobiliser son potentiel humain, on se demande si le Kremlin ne devrait pas s'inspirer de KVN, une véritable machine à révéler les talents sur l'ensemble du territoire russe qui permet à l'humour russe d'innover en permanence. Véritable Silicon Valley du rire, KVN a propulsé vers la popularité l'écrasante majorité des comiques actuels, qui font un carton dans le paysage audiovisuel russe. En sont notamment issus les mentors de la version russe du Comedy Club ou de Nasha Russia, qui ont donné un coup de jeune à l’humour du pays, auparavant dominé par la bande d’Evgueni Petrossian, et son humour plus ancré dans les poncifs soviétiques: police, belle-mère, vodka. Issus de différentes ethnies, ces nouveaux comiques là sont à l’image de la Russie d’aujourd’hui, un pays qui s’assume de plus en plus dans sa multiplicité.

L’humour russe, très vivant, est pétri de références historiques, littéraires et culturelles. Comme ce sketch de KVN sur la naissance de la langue russe, dans lequel Cyrile et Méthode mettent au point des règles orthographiques absurdes, qui donneront du fil à retordre aux écoliers jusqu'à nos jours. Ou encore ce bal chez Natacha Rostova revisité.

Parfois, on est dans un surréalisme complet, comme dans Gadia Petrovitch Khrenova, mélange de références à la réalité russe ("tu veux boire", demande le policier à la petite fille perdue. "Non, on est en vacances depuis un mois"), de jeux de mots, et de simple délire, le tout dévoyant constamment les attentes du spectateur. C’est d’ailleurs ce sketch qui a propulsé vers la célébrité l’humoriste Micha Galoustian.

Une figure mérite encore d’être remarquée: celle de Mikhaïl Zadornov, dont l’humour plus philosophique et un brin populiste cherche à mettre en relief la réalité russe en la comparant à l’Europe et aux Etats-Unis, et à redonner sa fierté au peuple, en montrant qu’ici, ce n’est finalement pas pire qu’ailleurs. Certains sketches choqueront le spectateur occidental, notamment quand il propose d’organiser une « parade des asthmatiques » en réponse à celle des homosexuels.

Mais presque toujours, il y a cet enchaînement incessant de jeux avec la langue, ses expressions, ses clichés: un des traits du génie slave me semble résider précisément dans ce traitement réservé au mot, manié comme une véritable matière, qu’on tord, brise, et dénature, en faisant jaillir poésie ou éclats de rire.

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